Extrait de Compassion Rayonante
1974 le 16e Gyalwa Karmapa vistait l'occident ...
Paris
« Tous sont noyés dans l’océan de la souffrance du monde, extérieurement souillés par l’avidité et le désir, et le poison de la haine et de la malveillance envers les autres. Si nous devions résumer la substance du Dharma (loi de vérité), nous pourrions dire qu’il s’agit de l’enseignement du Bouddha, qui libère de l’ignorance et balaie les poisons de l’esprit, de la parole et du corps. [...] Vous accepteriez de vous donner un mal infini pour monter un ensemble mécanique compliqué, ou pour acquérir richesse, situation, pouvoir. Faites de même pour le Dharma. »[1]
Contrairement aux événements partiellement improvisés en Europe du Nord, le plus grand moment de la visite de Karmapa en France eut lieu le 8 janvier 1975 dans un cadre particulièrement solennel. Pour l’occasion, une grande salle de l’hôtel parisien cinq étoiles Sheraton avait été louée.[2] Les personnes – entre trois mille et « plus de cinq mille » – qui assistèrent aux cérémonies de la Coiffe Noire étaient venues pour la plupart grâce au bouche-à-oreille. Laura Napoli :
« J’avais rencontré des gens ouverts qui parlaient de spiritualité, de Blavatsky, d’Arnaud Desjardins, de Krisnamurti et ils m’avaient parlé de la visite d’un très grand maître tibétain. Je m’y suis donc rendue avec quelques-uns de mes amis. C’était un hôtel dans un quartier classique, il y avait un public très mélangé, un groupe de « hippies » assis par terre, déjà influencé extérieurement par l’Inde, mais pas seulement, c’était vraiment un public très mélangé. La grande salle était pleine. Bien sûr, c’était parfois la curiosité qui poussait les gens à venir. »
Non seulement l’environnement était différent de celui de l’Europe du Nord, mais le public l’était aussi : ici, les classes moyennes et supérieures étaient plus représentées que la sous-culture des jeunes.
Selon le souhait de Karmapa, Arnaud Desjardins – qui lui avait rendu visite à plusieurs reprises à Rumtek dans les années 1960 – ouvrit la cérémonie. Le célèbre documentariste prononça un émouvant discours de bienvenue. Parmi la diversité des participants se trouvaient des prêtres catholiques et le célèbre maître zen Taisen Deshimaru avec quelques étudiants, pour lesquels des places avaient été réservées sur la scène. Personne ne s’attendait à une telle affluence et il était impossible de laisser entrer tout le monde dans une salle déjà comble. Que faire ? L’une des organisatrices, Georgina de Swarte, sortit alors son chéquier et réserva la salle pour une seconde cérémonie. Selon les estimations, trois à cinq mille personnes y assistèrent et près de cinq cents prirent refuge. Karmapa passa dans les rangs pour couper lui-même une petite mèche de cheveux aux nouveaux bouddhistes (selon la tradition lors de la prise de refuge). Ce fut certainement le plus grand événement qui eut lieu en Europe.
Karmapa montra à nouveau l’influence qu’il avait sur les autres maîtres. Ken Holmes décrivit ainsi l’attitude du maître zen Deshimaru :
« Au cours de la cérémonie, il paraissait de plus en plus mal à l’aise dans l’incroyable aura de Karmapa. Il semblait osciller entre le rôle de maître et celui d’élève. Sa Sainteté prit le damarou (tambour à main) et tout en y jouant, fixa le maître zen. À la fin du passage, il joua le dernier crescendo comme un coup de tonnerre et maître Deshimaru fut littéralement secoué. Sa Sainteté sourit. Le maître zen se détendit alors et sembla avoir compris quelque chose. »
Par son aptitude à montrer aux êtres de différentes capacités ce dont ils ont besoin, Karmapa était le maître des maîtres.[3]
À la proposition de Lama Gyourmé, disciple de Kalou Rinpoché qui résidait dans le centre Karma Dzong, Deshimaru avait invité Karmapa dans son dojo zen de la rue Pernetty.
Pour lui exprimer son respect, Deshimaru lui offrit, selon Lama Ole Nydahl, « les plus beaux cadeaux que je ne lui aie jamais vu recevoir, dont une bonne douzaine de statues, pour la plupart tantriques.[4] Muriel, une pratiquante zen, servit le repas à Karmapa et à Deshimaru qui dînèrent en tête à tête. Ce qui s’est passé ensuite est un bon exemple de la manière dont Rigpé Dordjé renouvelait les liens qu’il avait avec des gens autour du monde, qu’il avait déjà rencontrés dans une autre vie : Quand il partit, Karmapa prit Muriel par le bras et lui dit : « Je vous emmène. »[5] Dans ses vies passées, elle aurait vécu au Tibet. Et plus tard elle prit les vœux de nonne avec Kalou Rinpoché.
À Paris, Karmapa et son entourage séjournèrent dans le nouveau centre Kagyu Dzong de la rue Philippe-Hecht fondé par Kalou Rinpoché lors de sa visite en 1973. Comme par hasard, le seul Rinpoché qui résidait en France à l’époque, Dagpo Rinpoché de l’école Guélougpa, habitait juste à côté et avait aidé aux préparations. Avec son esprit Rimé, Karmapa s’entendait très bien avec le maître et l’invita à venir enseigner à Samye Ling.[6]
Deux bienfaiteurs vinrent le voir, chacun pour lui donner une ferme et un terrain afin d’y établir un centre : Bernard Benson, propriétaire de vastes terres en Dordogne et Erwan Temple, propriétaire d’un grand domaine dans les Pyrénées. Selon Erwan Temple :
« Le public des différents événements qui ont eu lieu à Paris était composé de personnes déjà établies. Elles étaient issues de cercles et d’associations des De Swarte, Jacques Bensoam, Madame Eyserric, Anne Berry, Maurice Hélène et d’autres ; chaque groupe amenant d’autres personnes venant de son cercle. Parmi les présents, se trouvait également Madame Kaufmann, théosophe, avec de nombreux disciples à Paris, et Paul Arnold...[7] Leur rencontre avec Karmapa fut pour beaucoup une expérience essentielle, y compris pour les organisateurs, et eut de larges répercussions. »
Comme le précise Erwan Temple :
« Elle leur donna l’énergie d’œuvrer pour le Dharma pendant au moins quelques années : certains écrivirent des livres, réalisèrent des films, donnèrent des conférences, d’autres financèrent des centres. Environ trois quarts de ces personnes consacrèrent une grande partie de leur vie, voire leur vie entière, au Dharma. »[8]
À la fin de son séjour dans la belle capitale française, le 10 janvier, Karmapa fut reçu dans les locaux de la Communauté bouddhique de France. Son président Paul Arnold, qui avait rencontré le Dharma chez Kalou Rinpoché au Darjeeling au début des années soixante, l’invita dans son propre centre à Fort-les-Bains dans les Pyrénées-Orientales, ce qui fut alors une nouvelle étape de son voyage.
Mais d’abord, Karmapa passa à Kagyu Ling en Bourgogne. Il inaugura le centre installé dans un château, comme Kagyu Dzong également fondé par Kalou Rinpoché l’année précédente – les deux étaient alors les seuls centres Kagyupa en France.
Dans ce lieu, ses disciples occidentaux ont été témoins pour la première fois de la façon dont Karmapa aidait les oiseaux après leur mort. Ole Nydahl : « À Kagyu Ling, nous vîmes un des oiseaux de Karmapa en méditation. Un lama, exultant de joie, descendit les escaliers en tenant une petite assiette sur laquelle un oiseau jaune était assis, tout raide, le bec pointé vers le haut. Le lama nous dit : «Il a été béni par Karmapa.» L’oiseau venait juste de mourir et avait été amené à Karmapa, car ce dernier était connu pour sa capacité à aider les animaux après leur mort. Rigpé Dordjé commenta : «Son esprit sera libéré ce soir.» Et en effet, le soir venu l’oiseau ne laissa que quelques plumes et fut «enterré selon un rituel». »[9]
Partout, Karmapa s’occupait avec tendresse du nombre toujours croissant de ses petits compagnons de voyage. Il récitait des mantras puis il leur soufflait dessus pour les bénir. « Je leur enseigne la méditation », expliquait-il aux personnes présentes. « Les pinsons jaunes et les canaris en particulier, sont souvent des Bodhisattvas. Regardez comment ils prennent soin les uns des autres lorsqu’ils sont malades. Et ils ne mangent jamais de graines avec des vers pour ne pas nuire aux insectes. »[10]
(…)
Berceau de la civilisation européenne – Berceau du bouddhisme européen
Pendant son séjour chez les De Swarte, Karmapa reçut un appel téléphonique de Bernard Benson, qu’il avait déjà vu brièvement à Paris. Il souhaitait venir pour parler de l’important don de ses terres en Dordogne qu’il voulait lui faire. Benson était un homme assez extraordinaire, un inventeur, qui avait développé entre autres un missile guidé afin d’empêcher les avions allemands de bombarder Londres, et certains disent que c’était presque un génie. Il avait acquis des propriétés en Dordogne en 1961 et s’était rendu plusieurs fois en Inde à la fin des années 1960. En revenant d’un de ces voyages, il dit à sa famille : « J’ai rencontré la personne la plus merveilleuse que je n’aie jamais vue : Kangyour Rinpoché. »[11] À ce moment-là, quelque chose a changé en lui : il a décidé de « fonder un centre international pour la paix, et plus particulièrement il voulait aider les réfugiés tibétains à préserver leur sagesse, leur connaissance et leur culture ».[12] Ses projets ne purent voir le jour, car ils incluaient, au grand dam des autorités locales, la création d’une « enclave tibétaine par le biais de l’exterritorialité » avec son propre passeport et sa propre monnaie.[13] Un peu plus tard, il arriva avec sa femme et ses trois petites filles dans la maison déjà remplie et s’entretint avec Karmapa pendant plusieurs heures. Georgina de Swarte :
« Puis, débordant d’enthousiasme, M. Benson quitta la pièce et dit : ‘’’Karmapa prendra un avion demain matin et visitera la Dordogne. ‘’ »
Rigpé Dordjé décida de visiter le terrain de Benson, situé dans une région où les noms de nombreux lieux évoquent les différentes époques du développement de l’homme en Europe[14] et qui deviendrait aussi bientôt le berceau du bouddhisme européen.
Le lendemain, Karmapa partit du petit paradis près de Saint-Étienne et s’envola pour Brive-la-Gaillarde, dans le sud-ouest de la France, où M. Benson et sa famille l’attendaient déjà. De là, Rigpé Dordjé se rendit en hélicoptère au château des Benson sur les hauteurs de la Côte de Jor.
Pluie bénéfique de bénédictions
Un peu plus tard, les Benson visitèrent avec leurs invités le terrain voisin qu’ils voulaient offrir à Karmapa. À cet endroit, ce dernier désira, comme symbole de la propagation du Dharma dans l’Ouest, dresser un mât avec des drapeaux de prières sur le terrain. Ce qui arriva alors fut un signe très positif de l’intégration de l’enseignement bouddhiste dans la nouvelle culture : deux policiers locaux avaient repéré le groupe depuis la rue voisine et s’étaient arrêtés pour voir ce qui se passait ici. Christian Bruyat :
Karmapa fit signe aux gendarmes de venir et, comme des enfants, ils lui obéirent. Il leur demanda de tenir les poteaux et ils s’exécutèrent. Dans l’après-midi, il donna des explications sur l’orientation du monastère en pointant du doigt la colline opposée et dit : « Il devrait être dans cette direction. Et s’il n’est pas construit rapidement, il y aura de très grands obstacles. »[15]
Avant de partir du château, Karmapa avait demandé à Bernard Benson d’apporter un parapluie. M. Benson lui expliqua : « Il fait très beau aujourd’hui, vous n’avez pas besoin de parapluie ! » Mais Karmapa insista. Au moment où il bénit le site, Karmapa ouvrit le parapluie, à la grande surprise des gendarmes, car le ciel était bleu et aucun nuage n’était visible. Elvira Benson, à l’époque enfant de cinq ans, se souvient encore aujourd’hui très précisément de ce moment : « Ils se sont probablement dit que c’était très étrange d’ouvrir un parapluie par un si beau temps. » Mais cinq minutes plus tard, ils comprirent : il y eut une légère averse malgré le temps clair. C’est ce qu’on a appelé une « pluie de bénédictions ». Karmapa commenta alors : « Il pleut des fleurs ! »[16] Jigmé Rinpoché explique cette pluie très particulière :
« Certaines personnes ne le croiront peut-être pas tandis que d’autres si, mais ces fleurs disparurent deux mètres avant de toucher sol. Ce phénomène était visible seulement dans un rayon d’environ cent mètres carrés. Pour ceux qui croient fermement aux symboles et au mysticisme, ce signe est d’une grande importance. Les intellectuels, eux, en douteront peut-être. »
Ce n’était pas le seul phénomène propice. Jigmé Rinpoché continue : « Mme Benson trouva un coquillage fossilisé. Au moment où elle l’offrit à Karmapa, des arcs-en-ciel apparurent. »[17]
Rigpé Dordjé interpréta cela comme un signe de très bon augure puisqu’un coquillage semblable avait été trouvé au cours de la construction de Rumtek, et les coquillages symbolisent la propagation du Dharma.[18]
Tous ces bons signes renforçaient la bonne impression que Rigpé Dordjé avait eue de ce lieu. Il commenta :
« C’est exactement l’endroit parfait pour l’établissement du Dharma en Europe » ![19]
Le 16e Karmapa n’était pas le premier grand lama à avoir cette conviction : Bernard Benson avait reçu Dudjom Rinpoché, à Chaban en 1971 et après deux jours de méditation dans la propriété, le chef de l’école Nyingmapa avait déclaré : « Ceci pourrait devenir le centre du dharma dans le monde occidental. »[20] Dudjom Rinpoché, alors qu’il était encore au Tibet, eut un rêve visionnaire d’une région à partir de laquelle le dharma se répandrait très loin, mais il ne savait pas où. Lorsqu’il se rendit en Dordogne, il a compris qu’il s’agissait du pays que sa vision lui avait révélé.[21]
Benson avait proposé à Dudjom Rinpoché de choisir une partie de sa propriété. Karmapa n’en avait pas été informé. Une fois de plus, ses actions contredisent toutes les explications logiques, car, dans son immense clairvoyance – nous ignorons à quels niveaux un Karmapa communique avec ses pairs – Dudjom Rinpoché n’accepta pas le don de l’ensemble des terres, et, poursuit Jigmé Rinpoché, « Karmapa choisit uniquement la partie que Dudjom Rinpoché n’avait pas prise ».[22] Les terres de Benson abritent aujourd’hui aussi deux centres Nyingmapa, chacun avec un centre de retraite traditionnelle de trois ans.
La brève visite de Karmapa en Dordogne établit les bases de son futur siège européen. Selon Bernard Benson, il déclara finalement : « Un grand monastère sera construit ici, qui deviendra le centre du Dharma en Occident. »[23]
[1] Message que Karmapa rédigeait à l’attention de la communauté bouddhique de France, dans : Alain Woodrow : le Pilier de diamant dans la fleur d’or , le Monde 27/01/1975.
[2] Voir la description de Roger Lachasse, p. 345.
[3] Ken Holmes dans : Levine : Miraculous 16th Karmapa, loc. cit., p. 297.
[4] Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., édition 1990, p. 52/53.
[5] Entretiens avec Ani Dékyi (6-13/6/2015). http://www.ecuald.com/enseignants/entretiens-avec-ani-dekyi-6-1362015-premiere-partie
[6] Entretien avec Dagpo Rinpoché, 2021.
[7] Toutes les citations d’Erwan Temple proviennent de l’interview accordée à l’ auteur aux Eyzies, 2013.
[8] Ibidem.
[9] Nydahl: Riding the Tiger, loc. cit., p. 45. Dans le chapitre Karmapa et les animaux dans le tome 2 se trouvent davantage de récits sur l’aide que Karmapa offrait aux animaux après leur mort.
[10] Cit. selon Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., p. 53. Dans le chapitre Karmapa et les animaux, vol. 2 figurent plusieurs récits sur la façon dont Karmapa aidait les animaux après leur mort.
[11] Anne Benson dans: Return to Gandhi Road – a documentary on Kangyur Rinpoche. http://www.ReturnToGandhiRoad.com/
[12] Entretien avec Anne Benson, 2014.
[13] « … solution pratiquement inapplicable », selon Bernard Lebeau qui était l’avocat responsable du projet, dans son récit Disciples du Karmapa – Il y a dix ans... dans : Tendrel, Revue de Dhagpo Kagyü Ling, No. 15, 1987.
[14] Comme p. ex. l’époque magdalénienne, micoquienne ou moustérienne. Non loin se trouve la grotte préhistorique célèbre de Lascaux, que Karmapa visita en 1977.
[15] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013. Cependant, la mise en œuvre du projet de monastère fut retardée et les obstacles ne tardèrent pas : comme aucun permis de construire n’avait pu être obtenu, en 1984 des terrains furent achetés en Auvergne pour construire des temples, des centres de retraite et des monastères sous la direction de Guendune Rinpoché. L’ouverture de la bibliothèque souhaitée par le 16e Karmapa n’a pu se faire avant 2013 en raison de toutes ces difficultés.
[16] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013.
[17] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, juin 2013.
[18] Récit d’Anne Benson.
[19] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut à Dhagpo Kagyu Ling, 2014. Guendune Rinpoché expliquait plus tard que la perception d’une pluie fine ou d’une pluie de fleurs dépendait de l’ouverture ou de la réalisation de chacun.
[20] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson met le Tibet en Périgord, Le Monde, 20/11/1976.
[21] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, loc. cit.
[22] Ibidem.
[23] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson …, loc. cit.
Berceau de la civilisation européenne – Berceau du bouddhisme européen
Pendant son séjour chez les De Swarte, Karmapa reçut un appel téléphonique de Bernard Benson, qu’il avait déjà vu brièvement à Paris. Il souhaitait venir pour parler de l’important don de ses terres en Dordogne qu’il voulait lui faire. Benson était un homme assez extraordinaire, un inventeur, qui avait développé entre autres un missile guidé afin d’empêcher les avions allemands de bombarder Londres, et certains disent que c’était presque un génie. Il avait acquis des propriétés en Dordogne en 1961 et s’était rendu plusieurs fois en Inde à la fin des années 1960. En revenant d’un de ces voyages, il dit à sa famille : « J’ai rencontré la personne la plus merveilleuse que je n’aie jamais vue : Kangyour Rinpoché. »[1] À ce moment-là, quelque chose a changé en lui : il a décidé de « fonder un centre international pour la paix, et plus particulièrement il voulait aider les réfugiés tibétains à préserver leur sagesse, leur connaissance et leur culture ».[2] Ses projets ne purent voir le jour, car ils incluaient, au grand dam des autorités locales, la création d’une « enclave tibétaine par le biais de l’exterritorialité » avec son propre passeport et sa propre monnaie.[3] Un peu plus tard, il arriva avec sa femme et ses trois petites filles dans la maison déjà remplie et s’entretint avec Karmapa pendant plusieurs heures. Georgina de Swarte :
« Puis, débordant d’enthousiasme, M. Benson quitta la pièce et dit : ‘’’Karmapa prendra un avion demain matin et visitera la Dordogne. ‘’ »
Rigpé Dordjé décida de visiter le terrain de Benson, situé dans une région où les noms de nombreux lieux évoquent les différentes époques du développement de l’homme en Europe[4] et qui deviendrait aussi bientôt le berceau du bouddhisme européen.
Le lendemain, Karmapa partit du petit paradis près de Saint-Étienne et s’envola pour Brive-la-Gaillarde, dans le sud-ouest de la France, où M. Benson et sa famille l’attendaient déjà. De là, Rigpé Dordjé se rendit en hélicoptère au château des Benson sur les hauteurs de la Côte de Jor.
Pluie bénéfique de bénédictions
Un peu plus tard, les Benson visitèrent avec leurs invités le terrain voisin qu’ils voulaient offrir à Karmapa. À cet endroit, ce dernier désira, comme symbole de la propagation du Dharma dans l’Ouest, dresser un mât avec des drapeaux de prières sur le terrain. Ce qui arriva alors fut un signe très positif de l’intégration de l’enseignement bouddhiste dans la nouvelle culture : deux policiers locaux avaient repéré le groupe depuis la rue voisine et s’étaient arrêtés pour voir ce qui se passait ici. Christian Bruyat :
Karmapa fit signe aux gendarmes de venir et, comme des enfants, ils lui obéirent. Il leur demanda de tenir les poteaux et ils s’exécutèrent. Dans l’après-midi, il donna des explications sur l’orientation du monastère en pointant du doigt la colline opposée et dit : « Il devrait être dans cette direction. Et s’il n’est pas construit rapidement, il y aura de très grands obstacles. »[5]
Avant de partir du château, Karmapa avait demandé à Bernard Benson d’apporter un parapluie. M. Benson lui expliqua : « Il fait très beau aujourd’hui, vous n’avez pas besoin de parapluie ! » Mais Karmapa insista. Au moment où il bénit le site, Karmapa ouvrit le parapluie, à la grande surprise des gendarmes, car le ciel était bleu et aucun nuage n’était visible. Elvira Benson, à l’époque enfant de cinq ans, se souvient encore aujourd’hui très précisément de ce moment : « Ils se sont probablement dit que c’était très étrange d’ouvrir un parapluie par un si beau temps. » Mais cinq minutes plus tard, ils comprirent : il y eut une légère averse malgré le temps clair. C’est ce qu’on a appelé une « pluie de bénédictions ». Karmapa commenta alors : « Il pleut des fleurs ! »[6] Jigmé Rinpoché explique cette pluie très particulière :
« Certaines personnes ne le croiront peut-être pas tandis que d’autres si, mais ces fleurs disparurent deux mètres avant de toucher sol. Ce phénomène était visible seulement dans un rayon d’environ cent mètres carrés. Pour ceux qui croient fermement aux symboles et au mysticisme, ce signe est d’une grande importance. Les intellectuels, eux, en douteront peut-être. »
Ce n’était pas le seul phénomène propice. Jigmé Rinpoché continue : « Mme Benson trouva un coquillage fossilisé. Au moment où elle l’offrit à Karmapa, des arcs-en-ciel apparurent. »[7]
Rigpé Dordjé interpréta cela comme un signe de très bon augure puisqu’un coquillage semblable avait été trouvé au cours de la construction de Rumtek, et les coquillages symbolisent la propagation du Dharma.[8]
Tous ces bons signes renforçaient la bonne impression que Rigpé Dordjé avait eue de ce lieu. Il commenta :
« C’est exactement l’endroit parfait pour l’établissement du Dharma en Europe » ![9]
Le 16e Karmapa n’était pas le premier grand lama à avoir cette conviction : Bernard Benson avait reçu Dudjom Rinpoché, à Chaban en 1971 et après deux jours de méditation dans la propriété, le chef de l’école Nyingmapa avait déclaré : « Ceci pourrait devenir le centre du dharma dans le monde occidental. »[10] Dudjom Rinpoché, alors qu’il était encore au Tibet, eut un rêve visionnaire d’une région à partir de laquelle le dharma se répandrait très loin, mais il ne savait pas où. Lorsqu’il se rendit en Dordogne, il a compris qu’il s’agissait du pays que sa vision lui avait révélé.[11]
Benson avait proposé à Dudjom Rinpoché de choisir une partie de sa propriété. Karmapa n’en avait pas été informé. Une fois de plus, ses actions contredisent toutes les explications logiques, car, dans son immense clairvoyance – nous ignorons à quels niveaux un Karmapa communique avec ses pairs – Dudjom Rinpoché n’accepta pas le don de l’ensemble des terres, et, poursuit Jigmé Rinpoché, « Karmapa choisit uniquement la partie que Dudjom Rinpoché n’avait pas prise ».[12] Les terres de Benson abritent aujourd’hui aussi deux centres Nyingmapa, chacun avec un centre de retraite traditionnelle de trois ans.
La brève visite de Karmapa en Dordogne établit les bases de son futur siège européen. Selon Bernard Benson, il déclara finalement : « Un grand monastère sera construit ici, qui deviendra le centre du Dharma en Occident. »[13]
[1] Anne Benson dans: Return to Gandhi Road – a documentary on Kangyur Rinpoche. http://www.ReturnToGandhiRoad.com/
[2] Entretien avec Anne Benson, 2014.
[3] « … solution pratiquement inapplicable », selon Bernard Lebeau qui était l’avocat responsable du projet, dans son récit Disciples du Karmapa – Il y a dix ans... dans : Tendrel, Revue de Dhagpo Kagyü Ling, No. 15, 1987.
[4] Comme p. ex. l’époque magdalénienne, micoquienne ou moustérienne. Non loin se trouve la grotte préhistorique célèbre de Lascaux, que Karmapa visita en 1977.
[5] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013. Cependant, la mise en œuvre du projet de monastère fut retardée et les obstacles ne tardèrent pas : comme aucun permis de construire n’avait pu être obtenu, en 1984 des terrains furent achetés en Auvergne pour construire des temples, des centres de retraite et des monastères sous la direction de Guendune Rinpoché. L’ouverture de la bibliothèque souhaitée par le 16e Karmapa n’a pu se faire avant 2013 en raison de toutes ces difficultés.
[6] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013.
[7] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, juin 2013.
[8] Récit d’Anne Benson.
[9] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut à Dhagpo Kagyu Ling, 2014. Guendune Rinpoché expliquait plus tard que la perception d’une pluie fine ou d’une pluie de fleurs dépendait de l’ouverture ou de la réalisation de chacun.
[10] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson met le Tibet en Périgord, Le Monde, 20/11/1976.
[11] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, loc. cit.
[12] Ibidem.
[13] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson …, loc. cit.
[1] Message que Karmapa rédigeait à l’attention de la communauté bouddhique de France, dans : Alain Woodrow : le Pilier de diamant dans la fleur d’or , le Monde 27/01/1975.
[2] Voir la description de Roger Lachasse, p. 345.
[3] Ken Holmes dans : Levine : Miraculous 16th Karmapa, loc. cit., p. 297.
[4] Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., édition 1990, p. 52/53.
[5] Entretiens avec Ani Dékyi (6-13/6/2015). http://www.ecuald.com/enseignants/entretiens-avec-ani-dekyi-6-1362015-premiere-partie
[6] Entretien avec Dagpo Rinpoché, 2021.
[7] Toutes les citations d’Erwan Temple proviennent de l’interview accordée à l’ auteur aux Eyzies, 2013.
[8] Ibidem.
[9] Nydahl: Riding the Tiger, loc. cit., p. 45. Dans le chapitre Karmapa et les animaux dans le tome 2 se trouvent davantage de récits sur l’aide que Karmapa offrait aux animaux après leur mort.
[10] Cit. selon Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., p. 53. Dans le chapitre Karmapa et les animaux, vol. 2 figurent plusieurs récits sur la façon dont Karmapa aidait les animaux après leur mort.
1974 le 16e Gyalwa Karmapa vistait l'occident ...
Paris
« Tous sont noyés dans l’océan de la souffrance du monde, extérieurement souillés par l’avidité et le désir, et le poison de la haine et de la malveillance envers les autres. Si nous devions résumer la substance du Dharma (loi de vérité), nous pourrions dire qu’il s’agit de l’enseignement du Bouddha, qui libère de l’ignorance et balaie les poisons de l’esprit, de la parole et du corps. [...] Vous accepteriez de vous donner un mal infini pour monter un ensemble mécanique compliqué, ou pour acquérir richesse, situation, pouvoir. Faites de même pour le Dharma. »[1]
Contrairement aux événements partiellement improvisés en Europe du Nord, le plus grand moment de la visite de Karmapa en France eut lieu le 8 janvier 1975 dans un cadre particulièrement solennel. Pour l’occasion, une grande salle de l’hôtel parisien cinq étoiles Sheraton avait été louée.[2] Les personnes – entre trois mille et « plus de cinq mille » – qui assistèrent aux cérémonies de la Coiffe Noire étaient venues pour la plupart grâce au bouche-à-oreille. Laura Napoli :
« J’avais rencontré des gens ouverts qui parlaient de spiritualité, de Blavatsky, d’Arnaud Desjardins, de Krisnamurti et ils m’avaient parlé de la visite d’un très grand maître tibétain. Je m’y suis donc rendue avec quelques-uns de mes amis. C’était un hôtel dans un quartier classique, il y avait un public très mélangé, un groupe de « hippies » assis par terre, déjà influencé extérieurement par l’Inde, mais pas seulement, c’était vraiment un public très mélangé. La grande salle était pleine. Bien sûr, c’était parfois la curiosité qui poussait les gens à venir. »
Non seulement l’environnement était différent de celui de l’Europe du Nord, mais le public l’était aussi : ici, les classes moyennes et supérieures étaient plus représentées que la sous-culture des jeunes.
Selon le souhait de Karmapa, Arnaud Desjardins – qui lui avait rendu visite à plusieurs reprises à Rumtek dans les années 1960 – ouvrit la cérémonie. Le célèbre documentariste prononça un émouvant discours de bienvenue. Parmi la diversité des participants se trouvaient des prêtres catholiques et le célèbre maître zen Taisen Deshimaru avec quelques étudiants, pour lesquels des places avaient été réservées sur la scène. Personne ne s’attendait à une telle affluence et il était impossible de laisser entrer tout le monde dans une salle déjà comble. Que faire ? L’une des organisatrices, Georgina de Swarte, sortit alors son chéquier et réserva la salle pour une seconde cérémonie. Selon les estimations, trois à cinq mille personnes y assistèrent et près de cinq cents prirent refuge. Karmapa passa dans les rangs pour couper lui-même une petite mèche de cheveux aux nouveaux bouddhistes (selon la tradition lors de la prise de refuge). Ce fut certainement le plus grand événement qui eut lieu en Europe.
Karmapa montra à nouveau l’influence qu’il avait sur les autres maîtres. Ken Holmes décrivit ainsi l’attitude du maître zen Deshimaru :
« Au cours de la cérémonie, il paraissait de plus en plus mal à l’aise dans l’incroyable aura de Karmapa. Il semblait osciller entre le rôle de maître et celui d’élève. Sa Sainteté prit le damarou (tambour à main) et tout en y jouant, fixa le maître zen. À la fin du passage, il joua le dernier crescendo comme un coup de tonnerre et maître Deshimaru fut littéralement secoué. Sa Sainteté sourit. Le maître zen se détendit alors et sembla avoir compris quelque chose. »
Par son aptitude à montrer aux êtres de différentes capacités ce dont ils ont besoin, Karmapa était le maître des maîtres.[3]
À la proposition de Lama Gyourmé, disciple de Kalou Rinpoché qui résidait dans le centre Karma Dzong, Deshimaru avait invité Karmapa dans son dojo zen de la rue Pernetty.
Pour lui exprimer son respect, Deshimaru lui offrit, selon Lama Ole Nydahl, « les plus beaux cadeaux que je ne lui aie jamais vu recevoir, dont une bonne douzaine de statues, pour la plupart tantriques.[4] Muriel, une pratiquante zen, servit le repas à Karmapa et à Deshimaru qui dînèrent en tête à tête. Ce qui s’est passé ensuite est un bon exemple de la manière dont Rigpé Dordjé renouvelait les liens qu’il avait avec des gens autour du monde, qu’il avait déjà rencontrés dans une autre vie : Quand il partit, Karmapa prit Muriel par le bras et lui dit : « Je vous emmène. »[5] Dans ses vies passées, elle aurait vécu au Tibet. Et plus tard elle prit les vœux de nonne avec Kalou Rinpoché.
À Paris, Karmapa et son entourage séjournèrent dans le nouveau centre Kagyu Dzong de la rue Philippe-Hecht fondé par Kalou Rinpoché lors de sa visite en 1973. Comme par hasard, le seul Rinpoché qui résidait en France à l’époque, Dagpo Rinpoché de l’école Guélougpa, habitait juste à côté et avait aidé aux préparations. Avec son esprit Rimé, Karmapa s’entendait très bien avec le maître et l’invita à venir enseigner à Samye Ling.[6]
Deux bienfaiteurs vinrent le voir, chacun pour lui donner une ferme et un terrain afin d’y établir un centre : Bernard Benson, propriétaire de vastes terres en Dordogne et Erwan Temple, propriétaire d’un grand domaine dans les Pyrénées. Selon Erwan Temple :
« Le public des différents événements qui ont eu lieu à Paris était composé de personnes déjà établies. Elles étaient issues de cercles et d’associations des De Swarte, Jacques Bensoam, Madame Eyserric, Anne Berry, Maurice Hélène et d’autres ; chaque groupe amenant d’autres personnes venant de son cercle. Parmi les présents, se trouvait également Madame Kaufmann, théosophe, avec de nombreux disciples à Paris, et Paul Arnold...[7] Leur rencontre avec Karmapa fut pour beaucoup une expérience essentielle, y compris pour les organisateurs, et eut de larges répercussions. »
Comme le précise Erwan Temple :
« Elle leur donna l’énergie d’œuvrer pour le Dharma pendant au moins quelques années : certains écrivirent des livres, réalisèrent des films, donnèrent des conférences, d’autres financèrent des centres. Environ trois quarts de ces personnes consacrèrent une grande partie de leur vie, voire leur vie entière, au Dharma. »[8]
À la fin de son séjour dans la belle capitale française, le 10 janvier, Karmapa fut reçu dans les locaux de la Communauté bouddhique de France. Son président Paul Arnold, qui avait rencontré le Dharma chez Kalou Rinpoché au Darjeeling au début des années soixante, l’invita dans son propre centre à Fort-les-Bains dans les Pyrénées-Orientales, ce qui fut alors une nouvelle étape de son voyage.
Mais d’abord, Karmapa passa à Kagyu Ling en Bourgogne. Il inaugura le centre installé dans un château, comme Kagyu Dzong également fondé par Kalou Rinpoché l’année précédente – les deux étaient alors les seuls centres Kagyupa en France.
Dans ce lieu, ses disciples occidentaux ont été témoins pour la première fois de la façon dont Karmapa aidait les oiseaux après leur mort. Ole Nydahl : « À Kagyu Ling, nous vîmes un des oiseaux de Karmapa en méditation. Un lama, exultant de joie, descendit les escaliers en tenant une petite assiette sur laquelle un oiseau jaune était assis, tout raide, le bec pointé vers le haut. Le lama nous dit : «Il a été béni par Karmapa.» L’oiseau venait juste de mourir et avait été amené à Karmapa, car ce dernier était connu pour sa capacité à aider les animaux après leur mort. Rigpé Dordjé commenta : «Son esprit sera libéré ce soir.» Et en effet, le soir venu l’oiseau ne laissa que quelques plumes et fut «enterré selon un rituel». »[9]
Partout, Karmapa s’occupait avec tendresse du nombre toujours croissant de ses petits compagnons de voyage. Il récitait des mantras puis il leur soufflait dessus pour les bénir. « Je leur enseigne la méditation », expliquait-il aux personnes présentes. « Les pinsons jaunes et les canaris en particulier, sont souvent des Bodhisattvas. Regardez comment ils prennent soin les uns des autres lorsqu’ils sont malades. Et ils ne mangent jamais de graines avec des vers pour ne pas nuire aux insectes. »[10]
(…)
Berceau de la civilisation européenne – Berceau du bouddhisme européen
Pendant son séjour chez les De Swarte, Karmapa reçut un appel téléphonique de Bernard Benson, qu’il avait déjà vu brièvement à Paris. Il souhaitait venir pour parler de l’important don de ses terres en Dordogne qu’il voulait lui faire. Benson était un homme assez extraordinaire, un inventeur, qui avait développé entre autres un missile guidé afin d’empêcher les avions allemands de bombarder Londres, et certains disent que c’était presque un génie. Il avait acquis des propriétés en Dordogne en 1961 et s’était rendu plusieurs fois en Inde à la fin des années 1960. En revenant d’un de ces voyages, il dit à sa famille : « J’ai rencontré la personne la plus merveilleuse que je n’aie jamais vue : Kangyour Rinpoché. »[11] À ce moment-là, quelque chose a changé en lui : il a décidé de « fonder un centre international pour la paix, et plus particulièrement il voulait aider les réfugiés tibétains à préserver leur sagesse, leur connaissance et leur culture ».[12] Ses projets ne purent voir le jour, car ils incluaient, au grand dam des autorités locales, la création d’une « enclave tibétaine par le biais de l’exterritorialité » avec son propre passeport et sa propre monnaie.[13] Un peu plus tard, il arriva avec sa femme et ses trois petites filles dans la maison déjà remplie et s’entretint avec Karmapa pendant plusieurs heures. Georgina de Swarte :
« Puis, débordant d’enthousiasme, M. Benson quitta la pièce et dit : ‘’’Karmapa prendra un avion demain matin et visitera la Dordogne. ‘’ »
Rigpé Dordjé décida de visiter le terrain de Benson, situé dans une région où les noms de nombreux lieux évoquent les différentes époques du développement de l’homme en Europe[14] et qui deviendrait aussi bientôt le berceau du bouddhisme européen.
Le lendemain, Karmapa partit du petit paradis près de Saint-Étienne et s’envola pour Brive-la-Gaillarde, dans le sud-ouest de la France, où M. Benson et sa famille l’attendaient déjà. De là, Rigpé Dordjé se rendit en hélicoptère au château des Benson sur les hauteurs de la Côte de Jor.
Pluie bénéfique de bénédictions
Un peu plus tard, les Benson visitèrent avec leurs invités le terrain voisin qu’ils voulaient offrir à Karmapa. À cet endroit, ce dernier désira, comme symbole de la propagation du Dharma dans l’Ouest, dresser un mât avec des drapeaux de prières sur le terrain. Ce qui arriva alors fut un signe très positif de l’intégration de l’enseignement bouddhiste dans la nouvelle culture : deux policiers locaux avaient repéré le groupe depuis la rue voisine et s’étaient arrêtés pour voir ce qui se passait ici. Christian Bruyat :
Karmapa fit signe aux gendarmes de venir et, comme des enfants, ils lui obéirent. Il leur demanda de tenir les poteaux et ils s’exécutèrent. Dans l’après-midi, il donna des explications sur l’orientation du monastère en pointant du doigt la colline opposée et dit : « Il devrait être dans cette direction. Et s’il n’est pas construit rapidement, il y aura de très grands obstacles. »[15]
Avant de partir du château, Karmapa avait demandé à Bernard Benson d’apporter un parapluie. M. Benson lui expliqua : « Il fait très beau aujourd’hui, vous n’avez pas besoin de parapluie ! » Mais Karmapa insista. Au moment où il bénit le site, Karmapa ouvrit le parapluie, à la grande surprise des gendarmes, car le ciel était bleu et aucun nuage n’était visible. Elvira Benson, à l’époque enfant de cinq ans, se souvient encore aujourd’hui très précisément de ce moment : « Ils se sont probablement dit que c’était très étrange d’ouvrir un parapluie par un si beau temps. » Mais cinq minutes plus tard, ils comprirent : il y eut une légère averse malgré le temps clair. C’est ce qu’on a appelé une « pluie de bénédictions ». Karmapa commenta alors : « Il pleut des fleurs ! »[16] Jigmé Rinpoché explique cette pluie très particulière :
« Certaines personnes ne le croiront peut-être pas tandis que d’autres si, mais ces fleurs disparurent deux mètres avant de toucher sol. Ce phénomène était visible seulement dans un rayon d’environ cent mètres carrés. Pour ceux qui croient fermement aux symboles et au mysticisme, ce signe est d’une grande importance. Les intellectuels, eux, en douteront peut-être. »
Ce n’était pas le seul phénomène propice. Jigmé Rinpoché continue : « Mme Benson trouva un coquillage fossilisé. Au moment où elle l’offrit à Karmapa, des arcs-en-ciel apparurent. »[17]
Rigpé Dordjé interpréta cela comme un signe de très bon augure puisqu’un coquillage semblable avait été trouvé au cours de la construction de Rumtek, et les coquillages symbolisent la propagation du Dharma.[18]
Tous ces bons signes renforçaient la bonne impression que Rigpé Dordjé avait eue de ce lieu. Il commenta :
« C’est exactement l’endroit parfait pour l’établissement du Dharma en Europe » ![19]
Le 16e Karmapa n’était pas le premier grand lama à avoir cette conviction : Bernard Benson avait reçu Dudjom Rinpoché, à Chaban en 1971 et après deux jours de méditation dans la propriété, le chef de l’école Nyingmapa avait déclaré : « Ceci pourrait devenir le centre du dharma dans le monde occidental. »[20] Dudjom Rinpoché, alors qu’il était encore au Tibet, eut un rêve visionnaire d’une région à partir de laquelle le dharma se répandrait très loin, mais il ne savait pas où. Lorsqu’il se rendit en Dordogne, il a compris qu’il s’agissait du pays que sa vision lui avait révélé.[21]
Benson avait proposé à Dudjom Rinpoché de choisir une partie de sa propriété. Karmapa n’en avait pas été informé. Une fois de plus, ses actions contredisent toutes les explications logiques, car, dans son immense clairvoyance – nous ignorons à quels niveaux un Karmapa communique avec ses pairs – Dudjom Rinpoché n’accepta pas le don de l’ensemble des terres, et, poursuit Jigmé Rinpoché, « Karmapa choisit uniquement la partie que Dudjom Rinpoché n’avait pas prise ».[22] Les terres de Benson abritent aujourd’hui aussi deux centres Nyingmapa, chacun avec un centre de retraite traditionnelle de trois ans.
La brève visite de Karmapa en Dordogne établit les bases de son futur siège européen. Selon Bernard Benson, il déclara finalement : « Un grand monastère sera construit ici, qui deviendra le centre du Dharma en Occident. »[23]
[1] Message que Karmapa rédigeait à l’attention de la communauté bouddhique de France, dans : Alain Woodrow : le Pilier de diamant dans la fleur d’or , le Monde 27/01/1975.
[2] Voir la description de Roger Lachasse, p. 345.
[3] Ken Holmes dans : Levine : Miraculous 16th Karmapa, loc. cit., p. 297.
[4] Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., édition 1990, p. 52/53.
[5] Entretiens avec Ani Dékyi (6-13/6/2015). http://www.ecuald.com/enseignants/entretiens-avec-ani-dekyi-6-1362015-premiere-partie
[6] Entretien avec Dagpo Rinpoché, 2021.
[7] Toutes les citations d’Erwan Temple proviennent de l’interview accordée à l’ auteur aux Eyzies, 2013.
[8] Ibidem.
[9] Nydahl: Riding the Tiger, loc. cit., p. 45. Dans le chapitre Karmapa et les animaux dans le tome 2 se trouvent davantage de récits sur l’aide que Karmapa offrait aux animaux après leur mort.
[10] Cit. selon Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., p. 53. Dans le chapitre Karmapa et les animaux, vol. 2 figurent plusieurs récits sur la façon dont Karmapa aidait les animaux après leur mort.
[11] Anne Benson dans: Return to Gandhi Road – a documentary on Kangyur Rinpoche. http://www.ReturnToGandhiRoad.com/
[12] Entretien avec Anne Benson, 2014.
[13] « … solution pratiquement inapplicable », selon Bernard Lebeau qui était l’avocat responsable du projet, dans son récit Disciples du Karmapa – Il y a dix ans... dans : Tendrel, Revue de Dhagpo Kagyü Ling, No. 15, 1987.
[14] Comme p. ex. l’époque magdalénienne, micoquienne ou moustérienne. Non loin se trouve la grotte préhistorique célèbre de Lascaux, que Karmapa visita en 1977.
[15] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013. Cependant, la mise en œuvre du projet de monastère fut retardée et les obstacles ne tardèrent pas : comme aucun permis de construire n’avait pu être obtenu, en 1984 des terrains furent achetés en Auvergne pour construire des temples, des centres de retraite et des monastères sous la direction de Guendune Rinpoché. L’ouverture de la bibliothèque souhaitée par le 16e Karmapa n’a pu se faire avant 2013 en raison de toutes ces difficultés.
[16] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013.
[17] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, juin 2013.
[18] Récit d’Anne Benson.
[19] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut à Dhagpo Kagyu Ling, 2014. Guendune Rinpoché expliquait plus tard que la perception d’une pluie fine ou d’une pluie de fleurs dépendait de l’ouverture ou de la réalisation de chacun.
[20] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson met le Tibet en Périgord, Le Monde, 20/11/1976.
[21] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, loc. cit.
[22] Ibidem.
[23] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson …, loc. cit.
Berceau de la civilisation européenne – Berceau du bouddhisme européen
Pendant son séjour chez les De Swarte, Karmapa reçut un appel téléphonique de Bernard Benson, qu’il avait déjà vu brièvement à Paris. Il souhaitait venir pour parler de l’important don de ses terres en Dordogne qu’il voulait lui faire. Benson était un homme assez extraordinaire, un inventeur, qui avait développé entre autres un missile guidé afin d’empêcher les avions allemands de bombarder Londres, et certains disent que c’était presque un génie. Il avait acquis des propriétés en Dordogne en 1961 et s’était rendu plusieurs fois en Inde à la fin des années 1960. En revenant d’un de ces voyages, il dit à sa famille : « J’ai rencontré la personne la plus merveilleuse que je n’aie jamais vue : Kangyour Rinpoché. »[1] À ce moment-là, quelque chose a changé en lui : il a décidé de « fonder un centre international pour la paix, et plus particulièrement il voulait aider les réfugiés tibétains à préserver leur sagesse, leur connaissance et leur culture ».[2] Ses projets ne purent voir le jour, car ils incluaient, au grand dam des autorités locales, la création d’une « enclave tibétaine par le biais de l’exterritorialité » avec son propre passeport et sa propre monnaie.[3] Un peu plus tard, il arriva avec sa femme et ses trois petites filles dans la maison déjà remplie et s’entretint avec Karmapa pendant plusieurs heures. Georgina de Swarte :
« Puis, débordant d’enthousiasme, M. Benson quitta la pièce et dit : ‘’’Karmapa prendra un avion demain matin et visitera la Dordogne. ‘’ »
Rigpé Dordjé décida de visiter le terrain de Benson, situé dans une région où les noms de nombreux lieux évoquent les différentes époques du développement de l’homme en Europe[4] et qui deviendrait aussi bientôt le berceau du bouddhisme européen.
Le lendemain, Karmapa partit du petit paradis près de Saint-Étienne et s’envola pour Brive-la-Gaillarde, dans le sud-ouest de la France, où M. Benson et sa famille l’attendaient déjà. De là, Rigpé Dordjé se rendit en hélicoptère au château des Benson sur les hauteurs de la Côte de Jor.
Pluie bénéfique de bénédictions
Un peu plus tard, les Benson visitèrent avec leurs invités le terrain voisin qu’ils voulaient offrir à Karmapa. À cet endroit, ce dernier désira, comme symbole de la propagation du Dharma dans l’Ouest, dresser un mât avec des drapeaux de prières sur le terrain. Ce qui arriva alors fut un signe très positif de l’intégration de l’enseignement bouddhiste dans la nouvelle culture : deux policiers locaux avaient repéré le groupe depuis la rue voisine et s’étaient arrêtés pour voir ce qui se passait ici. Christian Bruyat :
Karmapa fit signe aux gendarmes de venir et, comme des enfants, ils lui obéirent. Il leur demanda de tenir les poteaux et ils s’exécutèrent. Dans l’après-midi, il donna des explications sur l’orientation du monastère en pointant du doigt la colline opposée et dit : « Il devrait être dans cette direction. Et s’il n’est pas construit rapidement, il y aura de très grands obstacles. »[5]
Avant de partir du château, Karmapa avait demandé à Bernard Benson d’apporter un parapluie. M. Benson lui expliqua : « Il fait très beau aujourd’hui, vous n’avez pas besoin de parapluie ! » Mais Karmapa insista. Au moment où il bénit le site, Karmapa ouvrit le parapluie, à la grande surprise des gendarmes, car le ciel était bleu et aucun nuage n’était visible. Elvira Benson, à l’époque enfant de cinq ans, se souvient encore aujourd’hui très précisément de ce moment : « Ils se sont probablement dit que c’était très étrange d’ouvrir un parapluie par un si beau temps. » Mais cinq minutes plus tard, ils comprirent : il y eut une légère averse malgré le temps clair. C’est ce qu’on a appelé une « pluie de bénédictions ». Karmapa commenta alors : « Il pleut des fleurs ! »[6] Jigmé Rinpoché explique cette pluie très particulière :
« Certaines personnes ne le croiront peut-être pas tandis que d’autres si, mais ces fleurs disparurent deux mètres avant de toucher sol. Ce phénomène était visible seulement dans un rayon d’environ cent mètres carrés. Pour ceux qui croient fermement aux symboles et au mysticisme, ce signe est d’une grande importance. Les intellectuels, eux, en douteront peut-être. »
Ce n’était pas le seul phénomène propice. Jigmé Rinpoché continue : « Mme Benson trouva un coquillage fossilisé. Au moment où elle l’offrit à Karmapa, des arcs-en-ciel apparurent. »[7]
Rigpé Dordjé interpréta cela comme un signe de très bon augure puisqu’un coquillage semblable avait été trouvé au cours de la construction de Rumtek, et les coquillages symbolisent la propagation du Dharma.[8]
Tous ces bons signes renforçaient la bonne impression que Rigpé Dordjé avait eue de ce lieu. Il commenta :
« C’est exactement l’endroit parfait pour l’établissement du Dharma en Europe » ![9]
Le 16e Karmapa n’était pas le premier grand lama à avoir cette conviction : Bernard Benson avait reçu Dudjom Rinpoché, à Chaban en 1971 et après deux jours de méditation dans la propriété, le chef de l’école Nyingmapa avait déclaré : « Ceci pourrait devenir le centre du dharma dans le monde occidental. »[10] Dudjom Rinpoché, alors qu’il était encore au Tibet, eut un rêve visionnaire d’une région à partir de laquelle le dharma se répandrait très loin, mais il ne savait pas où. Lorsqu’il se rendit en Dordogne, il a compris qu’il s’agissait du pays que sa vision lui avait révélé.[11]
Benson avait proposé à Dudjom Rinpoché de choisir une partie de sa propriété. Karmapa n’en avait pas été informé. Une fois de plus, ses actions contredisent toutes les explications logiques, car, dans son immense clairvoyance – nous ignorons à quels niveaux un Karmapa communique avec ses pairs – Dudjom Rinpoché n’accepta pas le don de l’ensemble des terres, et, poursuit Jigmé Rinpoché, « Karmapa choisit uniquement la partie que Dudjom Rinpoché n’avait pas prise ».[12] Les terres de Benson abritent aujourd’hui aussi deux centres Nyingmapa, chacun avec un centre de retraite traditionnelle de trois ans.
La brève visite de Karmapa en Dordogne établit les bases de son futur siège européen. Selon Bernard Benson, il déclara finalement : « Un grand monastère sera construit ici, qui deviendra le centre du Dharma en Occident. »[13]
[1] Anne Benson dans: Return to Gandhi Road – a documentary on Kangyur Rinpoche. http://www.ReturnToGandhiRoad.com/
[2] Entretien avec Anne Benson, 2014.
[3] « … solution pratiquement inapplicable », selon Bernard Lebeau qui était l’avocat responsable du projet, dans son récit Disciples du Karmapa – Il y a dix ans... dans : Tendrel, Revue de Dhagpo Kagyü Ling, No. 15, 1987.
[4] Comme p. ex. l’époque magdalénienne, micoquienne ou moustérienne. Non loin se trouve la grotte préhistorique célèbre de Lascaux, que Karmapa visita en 1977.
[5] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013. Cependant, la mise en œuvre du projet de monastère fut retardée et les obstacles ne tardèrent pas : comme aucun permis de construire n’avait pu être obtenu, en 1984 des terrains furent achetés en Auvergne pour construire des temples, des centres de retraite et des monastères sous la direction de Guendune Rinpoché. L’ouverture de la bibliothèque souhaitée par le 16e Karmapa n’a pu se faire avant 2013 en raison de toutes ces difficultés.
[6] Interview avec Christian Bruyat, Peyzac-Le-Moustier, 2013.
[7] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, juin 2013.
[8] Récit d’Anne Benson.
[9] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut à Dhagpo Kagyu Ling, 2014. Guendune Rinpoché expliquait plus tard que la perception d’une pluie fine ou d’une pluie de fleurs dépendait de l’ouverture ou de la réalisation de chacun.
[10] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson met le Tibet en Périgord, Le Monde, 20/11/1976.
[11] Jigmé Rinpoché, conférence lors de l’inauguration de l’Institut, loc. cit.
[12] Ibidem.
[13] Guillebaud, Jean-Claude: M. Benson …, loc. cit.
[1] Message que Karmapa rédigeait à l’attention de la communauté bouddhique de France, dans : Alain Woodrow : le Pilier de diamant dans la fleur d’or , le Monde 27/01/1975.
[2] Voir la description de Roger Lachasse, p. 345.
[3] Ken Holmes dans : Levine : Miraculous 16th Karmapa, loc. cit., p. 297.
[4] Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., édition 1990, p. 52/53.
[5] Entretiens avec Ani Dékyi (6-13/6/2015). http://www.ecuald.com/enseignants/entretiens-avec-ani-dekyi-6-1362015-premiere-partie
[6] Entretien avec Dagpo Rinpoché, 2021.
[7] Toutes les citations d’Erwan Temple proviennent de l’interview accordée à l’ auteur aux Eyzies, 2013.
[8] Ibidem.
[9] Nydahl: Riding the Tiger, loc. cit., p. 45. Dans le chapitre Karmapa et les animaux dans le tome 2 se trouvent davantage de récits sur l’aide que Karmapa offrait aux animaux après leur mort.
[10] Cit. selon Nydahl : Über alle Grenzen, loc. cit., p. 53. Dans le chapitre Karmapa et les animaux, vol. 2 figurent plusieurs récits sur la façon dont Karmapa aidait les animaux après leur mort.